QUESTOR THEWS
Le soleil passait à travers les trouées du ciel nuageux et baignait la prairie de taches de chaleur. Ben cligna des yeux et plissa le front pour se protéger de l’éblouissement. La forêt embrumée, le tunnel ténébreux, tout avait disparu. Les apparitions aussi : la chose noire, le chevalier cabossé, et même le dragon.
Ben se redressa. Qu’est-ce qui avait bien pu lui arriver ? Il essuya la sueur qui luisait sur son front. Tout cela n’était-il donc pas vrai ?
Il avala sa salive. Mais non, il n’y avait rien d’authentique là-dedans ! C’était impossible ! Ce n’était qu’une sorte de mirage. Il regarda rapidement autour de lui. Le pré dans lequel il était assis s’étendait comme un tapis d’herbes aux tons doux, verts, bleus et roses. Il n’en avait jamais vu de pareilles. Le trèfle était blanc, mais tacheté de rouge vif. En contrebas du pré se déroulait une vallée qui, à des kilomètres de distance, épousait les courbes du relief et remontait pour délimiter l’horizon d’une ligne sombre. Derrière lui, les arbres de la forêt se dressaient gravement sur les flancs de la montagne. Partout s’attardaient des rubans de brume.
Les apparitions avaient eu lieu quelque part sous les arbres, pensa-t-il. Où étaient-elles donc passées ?
Et où était-il ?
Il s’accorda un instant pour reprendre ses esprits. Il était toujours sous le coup de l’épreuve subie dans le tunnel, sous le choc des choses noires qui avaient fondu sur lui, sous la surprise d’être assis là dans un pré. Il respira régulièrement pour se calmer. Quoi qu’il ait vu de menaçant dans cette forêt, il était en sécurité à présent. Il était revenu dans les Blue Ridge Mountains. Il était en Virginie, à quelque trente kilomètres au sud de Waynesboro, et à quelques kilomètres de la route qui traversait la forêt nationale George-Washington.
À ceci près que…
Il examina encore une fois les environs, plus attentivement cette fois. Quelque chose clochait. Le temps, pour commencer. Il faisait trop chaud pour une fin novembre dans les monts de Virginie. Il transpirait dans son survêtement et cela n’était pas normal, même après une telle frayeur. L’air était plus frais d’au moins quinze degrés lorsqu’il était entré dans le tunnel.
Le trèfle clochait lui aussi. Le trèfle ne fleurit pas en novembre, surtout quand il a cette allure : une fleur blanche à pois rouges ! Il se tourna encore une fois vers la forêt. Pourquoi restait-il des feuilles aussi vertes que des bourgeons fraîchement éclos ? Elles auraient dû porter les couleurs de l’automne. Seuls les pins et les épicéas auraient dû être verts.
Il se dressa en hâte sur un genou, saisi d’un mélange de panique et d’euphorie. Le soleil se trouvait pile au-dessus de lui, à sa place normale. Mais au loin, deux sphères flottaient dans le ciel, l’une orange pâle, l’autre d’un mauve délavé. Ben sursauta. Deux lunes ? Non, c’étaient certainement des planètes. Mais depuis quand les planètes du système solaire étaient-elles visibles si distinctement à l’œil nu ?
Que se passait-il donc ?
Il se rassit doucement et se força à garder son calme. Il y avait une explication logique à tout cela, se dit-il en contenant son affolement et son impatience. L’explication était simple. Tout ceci était ce qu’on lui avait promis. C’était Landover. Il hocha la tête d’un air entendu. Il n’y avait pas de souci à se faire. Des effets spéciaux, toujours, comme dans le tunnel. Il y en avait simplement davantage, concentrés dans un petit coin sauvage et retiré des Blue Ridge Mountains. Comment cela avait été monté, surtout au beau milieu d’un parc national, il n’en savait rien, mais il était certain d’avoir compris. Et il devait reconnaître que c’était rudement bien fait. La vallée et son climat estival pouvaient n’être qu’une découverte agréable, mais la création des drôles de fleurs, des sphères qui figuraient des planètes ou des lunes, et des apparitions du tunnel avait dû coûter bien des efforts et du savoir-faire scientifique.
Il se leva, reprenant peu à peu confiance. Mais s’arrêta net. Son regard, qui balayait le fond de la vallée tandis qu’il réfléchissait à sa situation, avait aperçu quelque chose. C’était un château fort.
Il se mit à le détailler. La partie centrale de la vallée était dominée par une immense étendue de verdure, un damier de prés et de champs découpé de rivières ondulantes. Le château se trouvait à l’extrémité la plus proche de ce damier. La brume légère qui planait sur la vallée tout entière l’avait d’abord empêché de le distinguer. Mais il commençait à s’y retrouver, à voir plus clairement.
Le château se trouvait distant de quelques kilomètres, enrubanné de vapeur et d’ombres au-delà d’une profonde forêt. Il reposait sur une île au milieu d’un lac, tout entouré de bois et de collines. C’était une citadelle sombre et imposante, presque fantomatique dans les tourbillons de vapeur.
Ben cligna des yeux sous la lumière voilée du soleil pour tenter d’y voir mieux. Mais le brouillard se referma soudain et le château disparut.
— Flûte ! jura-t-il tout bas.
Une voix retentit alors derrière lui, et il fit un bond de cinquante centimètres.
— Ah, vous voilà enfin ! Vous vous promenez dans les prés alors que ce n’est pas du tout là que vous devriez être. Vous vous êtes éloigné du chemin ? Vous avez l’air un peu fatigué, si je puis me permettre. Ça va ?
Ben se retourna en un éclair. Son interlocuteur se tenait à quelques mètres de lui. C’était une curieuse caricature de romanichel : un homme grand, mesurant plus d’un mètre quatre-vingts, mais si maigre qu’il avait l’air d’une perche à haricots. Une touffe de cheveux blancs bouclés retombait sur ses grandes oreilles, se mêlant à sa barbe et à ses sourcils de même couleur. Un habit de cérémonie gris enveloppait cette silhouette d’épouvantail, orné d’une série de ceintures colorées, de petits sacs de toile et de bijoux qui donnaient à leur propriétaire un air de petit arc-en-ciel accroché à un ciel d’orage. Ses bottes de cuir souple, taillées généreusement, rebiquaient à la pointe, et son nez en bec d’aigle dominait son visage de hibou pincé. Un bâton noueux l’aidait dans sa marche. Il s’avança d’un pas.
— Vous êtes bien Ben Holiday, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’un ton empreint d’un léger doute.
Un cristal volumineux pendait à une chaîne autour de son cou, mais il le fourra dans les plis de son habit avec maladresse.
— Avez-vous le médaillon ?
Ben n’appréciait guère le regard qui pesait sur lui.
— Qui êtes-vous ? répliqua-t-il pour tenter de mettre son interlocuteur sur la défensive.
— Ah, je vous ai demandé le premier, dit l’autre avec douceur. La politesse exige que vous répondiez d’abord.
Ben se raidit, piqué par ce jeu de cache-cache verbal.
— D’accord, je suis Ben Holiday. Maintenant, qui êtes-vous ?
— Oui, bon, mais il va falloir me montrer le médaillon. (Son sourire s’élargit légèrement.) Vous pourriez être n’importe qui, après tout. Le fait de dire que vous êtes Ben Holiday ne prouve pas que vous le soyez.
— Vous aussi, vous pourriez être n’importe qui, non ? Qu’est-ce qui vous donne le droit de me poser des questions sans d’abord me révéler votre nom ?
— Je suis celui qu’on a envoyé vous chercher, en supposant, bien entendu, que vous soyez celui-là. Puis-je voir le médaillon ?
Ben hésita, puis tira le médaillon de sous ses vêtements. Sans le retirer, il le souleva pour l’exposer. Le grand homme se pencha en avant, l’examina un instant et hocha la tête.
— Vous êtes bien celui que vous dites. Je vous demande de me pardonner mes questions, mais la prudence est toujours de mise pour ces choses-là. À présent, à mon tour de me présenter. (Il fit une profonde révérence). Questor Thews, enchanteur royal, premier conseiller au trône de Landover, et votre dévoué serviteur.
Ben balaya le paysage du regard.
— Enchanteur royal… Alors je suis bien à Landover !
— En effet, vous êtes là, et bien là. Bienvenue, Noble Seigneur Ben Holiday.
— Alors c’est donc ça, murmura Ben, dont la tête était près d’exploser. (Il se tourna vers l’homme.) Où sommes-nous exactement ?
Questor Thews eut l’air dérouté.
— À Landover, Noble Seigneur.
— Oui, mais où se trouve Landover ? Je veux dire, dans quelle partie des Blue Ridge Mountains ? On ne doit pas être loin de Waynesboro, non ?
— Oh, mais vous n’êtes plus dans votre monde, répondit l’enchanteur en souriant. Je croyais que vous l’aviez compris. Landover fait la passerelle entre un nombre d’univers infini ; un peu comme un pont, si vous voulez. Les brumes du pays des fées le relient au vôtre et aux autres. Certains sont plus proches, évidemment, et il y en a qui n’ont même pas de barrière de brume. Mais vous apprendrez tout cela bientôt.
— Je ne suis pas dans mon monde ? Ceci n’est pas la Virginie ?
Questor Thews secoua la tête.
— Ni même les États-Unis, l’Amérique du Nord ou la Terre ? Rien de tout cela ?
— Non, Noble Seigneur. Pensiez-vous que le royaume enchanté que vous avez acheté se trouverait dans votre monde ?
Ben ne l’entendit pas, saisi peu à peu d’une obstination désespérée.
— Et bien sûr, ces planètes là-bas ne sont pas fausses non plus ? Elles sont vraies, c’est ça ?
— Ce sont des lunes, et non des planètes, précisa Questor en se tournant. Durant la journée, on n’en voit que deux, mais les six autres sont visibles après le coucher du soleil, et ce presque toute l’année.
Ben écarquilla les yeux, puis secoua lentement la tête.
— Je n’en crois rien. Pas un mot.
Questor Thews le regarda d’un air curieux.
— Et pourquoi n’y croyez-vous pas, Noble Seigneur ?
— Parce qu’un endroit pareil, ça n’existe pas, bon Dieu !
— Mais vous avez choisi d’y venir, non ? Pourquoi seriez-vous venu à Landover si vous n’aviez pas cru à son existence ?
Ben n’en avait pas la moindre idée. Il n’était plus sûr de savoir pourquoi il était venu. Il n’était sûr que d’une chose : il ne pouvait accepter l’idée que Landover fût ailleurs que sur la Terre. Cela signifiait que tous les liens avec son ancienne vie étaient rompus à jamais, que rien de ce qu’il avait connu n’existait plus. Cela signifiait qu’il se trouvait seul dans un univers inconnu…
— Noble Seigneur, voudriez-vous que nous marchions tout en continuant cette conversation ? Nous avons une certaine distance à couvrir avant la nuit.
— Ah ? Où allons-nous ?
— À votre château, Noble Seigneur.
— Mon château ? Attendez… Vous parlez du château que j’ai aperçu juste avant votre arrivée, celui qui est construit sur une île au milieu du lac ?
— Exactement, répondit Questor Thews. Mettons-nous en route, voulez-vous ?
Ben s’entêta.
— Rien à faire. Je ne bougerai pas d’ici avant de savoir exactement ce qui se passe. Ce qui m’est arrivé dans la forêt, par exemple ! Vous n’allez pas me dire que c’était réel ? Qu’il y avait effectivement un dragon endormi parmi les arbres ?
Questor haussa les épaules d’un air dégagé.
— C’est bien possible. Un dragon habite la vallée, et souvent il fait la sieste à la lisière des brumes. Il y a vécu jadis.
— Tiens donc ! Et cette espèce de chose noire avec des ailes et un cavalier ?
L’enchanteur haussa légèrement ses sourcils touffus.
— Une chose noire avec des ailes, vous dites ? Qui ressemblait à un cauchemar ?
— Oui, répondit Ben avec impatience, c’était tout à fait ça.
— C’était la Marque d’Acier, reprit Questor en pinçant les lèvres. La Marque est un seigneur démoniaque. Je m’étonne qu’il vous ait poursuivi dans les brumes. J’aurais cru que…
Il s’interrompit, sourit d’un air rassurant et haussa les épaules.
— Il arrive qu’un démon s’aventure jusque dans Landover de temps à autre. Vous avez simplement croisé l’un des plus redoutables.
— Croisé, mon œil ! s’écria Ben. Il m’a poursuivi, oui ! Il m’a couru après dans ce tunnel et m’aurait attrapé si le chevalier n’était intervenu !
Cette fois-ci, les sourcils de Questor Thews montèrent nettement plus haut.
— Un chevalier ? Quel chevalier ? demanda-t-il vivement.
— Le chevalier, celui du médaillon !
— Vous avez vu le chevalier du médaillon, Ben Holiday ?
Ben hésitait, surpris par l’intérêt aigu de Questor.
— Dans la forêt, après que la chose noire s’est jetée sur moi. Il est apparu devant moi et a foncé sur le monstre. J’étais coincé au milieu, mais le cheval m’a bousculé et fait tomber hors du chemin. Quand j’ai repris conscience, j’étais assis dans ce pré.
Questor Thews plissa le front d’un air songeur.
— En effet, cela expliquerait votre présence ici et non à l’endroit où vous étiez attendu…
Il s’éloigna de quelques pas, puis revint lentement, se pencha en avant et plongea ses yeux dans ceux de Ben.
— Je crois que vous avez pu imaginer ce chevalier, Noble Seigneur. Vous avez cru le voir, probablement. Si vous y réfléchissiez, vous verriez peut-être tout autre chose.
— Si j’y réfléchissais, je reverrais exactement la même chose, répliqua Ben, un peu rouge. Je verrais le chevalier du médaillon.
— Nous devons nous mettre en route, Noble Seigneur, conclut rapidement Questor Thews. La journée s’avance et il vaudrait mieux arriver au château avant la nuit. Allez, venez. C’est assez loin d’ici.
La longue silhouette un peu voûtée se mit à descendre la pente d’un pas lent, tandis que les pans de son habit traînaient dans les herbes. Ben le regarda sans mot dire, jeta un regard alentour, hissa son sac sur son épaule et suivit son guide de mauvaise grâce.
Ils quittèrent la prairie et entamèrent la descente vers le fond lointain de la vallée. Celle-ci s’étirait en contrebas, tel un patchwork de cultures, de champs, de bois, de lacs, de rivières, de marais et de désert. Les montagnes l’enserraient fermement, couvertes de noires forêts, généreusement couronnées d’un brouillard épais dont les bancs descendaient jusque dans la vallée et faisaient planer leur ombre sur toute chose.
Le cerveau de Ben s’emballait. Il ne cessait de vouloir faire correspondre ce qu’il voyait à une portion des Blue Ridge Mountains. Cela ne marchait pas. Ses yeux parcouraient les collines et identifiaient des vergers dans lesquels il distingua des pommiers, des cerisiers, des pêchers, des pruniers, mais aussi une dizaine d’autres fruits, dont beaucoup de couleurs et de formes inconnues. L’herbe était de plusieurs nuances de vert, mais également rouge, lavande et turquoise. Poussant çà et là dans cette inhabituelle collection de végétaux, s’élevaient des groupes d’arbres qui ressemblaient vaguement à des chênes, à ceci près qu’ils étaient d’un bleu lumineux depuis les racines jusqu’aux feuilles.
Ben savoura attentivement l’odeur et la sensation que dégageait ce pays et se rendit alors compte qu’il croyait presque à ce que Questor Thews avait dit : Landover était véritablement un autre monde.
Et pourtant, il y était. Quelle autre explication existait-il, sinon celle fournie par Questor Thews ? L’odeur, l’aspect et la sensation étaient réels. Tout semblait authentique. Mais en même temps tout était si différent de son univers que cela dépassait tout ce qu’il avait pu savoir ou entendre dire. Ce pays était un rêve, un mélange de couleurs, de formes et de réalités qui le surprenait et l’étonnait à chaque pas – et aussi qui lui faisait peur.
Il jeta un regard furtif à Questor Thews. La grande silhouette courbée cheminait patiemment à ses côtés, sa robe grise égayée d’écharpes, de ceintures et de petits sacs de soie vive, son visage de hibou encadré de cheveux et d’une barbe poivre et sel. Questor avait tout à fait l’air d’être chez lui.
Ben tourna ses regards vers les courbes de la vallée et ouvrit dans son esprit quelques portes mentales jusque-là cadenassées. La logique et la raison devraient peut-être provisoirement céder le pas à l’instinct.
Mais quelques questions discrètes ne feraient de mal à personne.
— Comment se fait-il que nous parlions la même langue ? demanda-t-il soudain. Où avez-vous appris l’anglais ?
— Mmmm ?
L’enchanteur était absorbé par d’autres pensées.
— Si Landover appartient à un autre univers, comment est-il possible que vous parliez si bien anglais ?
— Je n’en parle pas un mot, objecta Questor en secouant la tête. Je parle la langue de mon pays, enfin, celle qu’utilisent les humains de mon pays.
— Mais en ce moment, vous parlez bien anglais, bon sang ! Sinon, nous ne pourrions pas communiquer !
— Ah, je comprends ! s’écria Questor avec un sourire. Je ne parle pas votre langue, Noble Seigneur. C’est vous qui parlez la mienne.
— Hein ?
— Oui, les propriétés magiques du médaillon qui vous ouvre la porte de Landover vous permettent en plus de communiquer instantanément avec ses habitants, oralement ou par écrit. (Il farfouilla dans l’un de ses sacs et en sortit une carte décolorée.) Tenez, lisez ceci pour voir.
Ben prit la carte et l’étudia. Les noms des villes, des rivières, des chaînes montagneuses et des lacs étaient tous en anglais.
— C’est de l’anglais ! insista-t-il en rendant la carte.
— Non, Noble Seigneur, tout ceci est rédigé en landovérien, la langue de ce pays. Ce n’est de l’anglais qu’en apparence, et seulement à vos yeux. En ce moment, je vous parle landovérien, mais vous m’entendez en anglais. Grâce au médaillon magique.
Ben réfléchit un moment, cherchant d’autres questions à poser ayant trait à la langue et à la communication, mais trouva enfin qu’il n’y avait plus rien à demander. Il changea donc de sujet.
— Je n’ai jamais vu d’arbres comme ceux-là, remarqua-t-il en montrant du doigt les curieux chênes bleus. Comment s’appellent-ils ?
— Ce sont des Bonnie Blues, répondit Questor en s’immobilisant. À ma connaissance, ils ne poussent qu’à Landover. Ils ont été magiquement créés voilà des milliers d’années et nous ont été offerts. Ils tiennent le brouillard à distance et nourrissent le sol.
— Je croyais que c’étaient la pluie et le soleil qui se chargeaient de cette tâche, dit Ben, intrigué.
— Non, ils ne jouent qu’un rôle secondaire dans le processus. C’est la magie qui est source de toute vie à Landover, et les Bonnie Blues en sont une source très puissante.
— Vous parlez de magie ; s’agit-il de celle qui nous permet de communiquer ?
— Exactement, Noble Seigneur. Les fées l’ont donnée au pays en le créant. Aujourd’hui, elles vivent dans les brumes qui nous entourent.
— Les brumes ?
— Là-bas.
Questor décrivit du bout du doigt un cercle qui englobait les montagnes entourant la vallée, avec leurs sommets et leurs arbres enroulés dans la grisaille.
— Elles habitent là-bas. Avez-vous aperçu des visages en traversant la forêt entre votre monde et le nôtre ? C’étaient elles. Seul le chemin que vous avez emprunté appartient aux deux univers à la fois. C’est pourquoi je craignais que vous vous en soyez trop éloigné.
Il y eut un moment de silence.
— Et si cela avait été le cas ? demanda enfin Ben.
La silhouette grise tira sur un pan de son habit qui s’était pris dans les broussailles.
— Eh bien, vous vous seriez peut-être enfoncé trop profondément dans le monde des fées, et vous vous seriez perdu à tout jamais. (Il se tut, puis reprit :) Avez-vous faim, Noble Seigneur ? Je me rends compte que vous n’avez rien dû manger ni boire depuis longtemps.
— Je n’ai rien pris depuis ce matin, en effet.
— Bien, suivez-moi.
Questor passa devant lui et descendit vers un petit bosquet de Bonnie Blues croissant à l’orée d’une chênaie. Il attendit que Ben le rejoigne, puis tendit le bras et cassa une branche. Elle céda nettement et sans un bruit. L’enchanteur s’agenouilla, saisit la base de la branche d’une main tandis que de l’autre il la dépouillait de ses feuilles. Celles-ci tombèrent dans les plis de sa robe.
— Tenez, goûtez, proposa-t-il en offrant l’une d’elles. Mordez dedans.
Ben prit la feuille, l’examina, puis enfonça prudemment ses dents et se mit à mâcher. Son visage s’illumina de surprise.
— Mais… cela a un goût de melon !
Questor sourit et approuva d’un signe de tête.
— La tige, à présent. Tenez-la comme ceci, le bout cassé en haut. À présent, sucez-la. C’est cela, à la brisure.
Ben s’exécuta.
— Ça alors ! On dirait du lait !
— C’est la base de l’alimentation humaine dans cette vallée, expliqua Questor tout en mâchonnant une feuille. À défaut d’autre chose, on peut survivre en ne consommant que du Bonnie Blue et un peu d’eau. Et nombreux sont ceux qui n’ont rien d’autre. Cela n’a pas toujours été, mais les temps changent…
Il s’éloigna, puis se retourna vers Ben.
— Les Bonnie Blues poussent à l’état sauvage dans toute la vallée. Leurs facultés reproductives sont étonnantes, même de nos jours. Tenez, regardez ce qui se passe.
Il montrait l’arbre auquel il avait arraché une branche. La blessure était déjà en cours de cicatrisation et recommençait à bourgeonner.
— D’ici demain matin, une nouvelle branche aura apparu, et dans une semaine l’arbre sera exactement tel que nous l’avons trouvé. Enfin, si tout se passe bien.
Ben hocha la tête sans rien dire. Il se répétait toutes les réserves qu’émettait Questor Thews : les temps changent ; leurs facultés reproductives sont étonnantes, même de nos jours ; si tout se passe bien… Il examina les Bonnie Blues situés derrière celui choisi par l’enchanteur. Ils étaient moins épanouis, leurs feuilles étaient un peu fanées et leurs branches pendantes. Quelque chose n’allait pas. Questor l’interrompit dans ses pensées.
— Bon, maintenant que nous avons goûté les Bonnie Blues, nous pourrions peut-être nous offrir quelque chose de plus consistant. (Il se frottait les mains avec vigueur.) Des œufs au jambon, du pain frais et un verre de bière, ça vous va ?
Ben se retourna.
— Vous cachez un panier de pique-nique quelque part dans vos sacs ?
— Un quoi ? Oh non, Noble Seigneur. Je vais simplement faire apparaître notre repas.
— Faire app… Par magie ?
— Bien sûr ! Après tout, je suis magicien. Alors, voyons un peu…
Il plissa sa mine de hibou et rapprocha ses sourcils. Ben se pencha en avant. Il n’avait rien mangé depuis son petit déjeuner, mais la curiosité l’emportait sur la faim. Ce curieux bonhomme était-il vraiment doué de pouvoirs ?
— Un peu de concentration, les doigts tendus, un mouvement vif comme ceci, et hop !
Il y eut un éclair, un nuage de fumée, et sur le sol apparurent une demi-douzaine de coussins tout brodés et ornés de pompons. Ben en restait stupéfait.
— Oui, bon, de toute façon, il nous fallait bien quelque chose pour nous asseoir… J’ai dû tourner les doigts un peu trop à gauche. Donc, on recommence… Concentration, doigts, geste vif…
Un second éclair brilla, de la fumée s’éleva et ils découvrirent sur le sol toute une caisse d’œufs et un cochon entier tenant une pomme entre les dents.
Questor regarda Ben.
— La magie n’est pas toujours fidèle. Mais il suffit d’essayer encore. (Il tendit ses deux bras maigres.) À présent, regardez bien. Concentration, doigts tournés, mouvement rapide, et…
Cette fois, l’éclair fut plus vif et la fumée plus haute, et il apparut soudain une immense table à tréteaux chargée d’assez de victuailles pour nourrir une armée. Ben, surpris, fit un bond en arrière. Questor Thews était certainement magicien, mais il n’était pas infaillible.
— Crénom, ce n’est pas ce que… Le problème est de… (Questor, très agité, ne quittait pas la table du regard.) Je suis fatigué, je crois. Je vais essayer encore une fois.
— Ce n’est pas la peine, intervint Ben qui avait vu assez de magie comme ça.
L’enchanteur lui jeta un regard mécontent.
— Je veux dire que je n’avais pas si faim, après tout. Il vaudrait mieux reprendre la marche.
Questor hésita, puis s’inclina avec révérence.
— Si tel est votre bon plaisir, Noble Seigneur…
Il fit un geste du poignet et les coussins, le cochon, la caisse d’œufs et toute la table avec son déjeuner disparurent.
— Comme vous le voyez, je dispose de la magie à ma guise, annonça-t-il avec dignité.
— En effet.
— Vous devez comprendre que ces pouvoirs sont de la plus haute importance, Noble Seigneur, expliqua Questor qui tenait à mettre les points sur les « i ». Vous en aurez besoin si vous devenez roi. Il y a toujours eu des enchanteurs pour assister les souverains de Landover.
— Je comprends.
Questor le fixa du regard. Ben en fit autant. Ce qu’il comprenait, c’était surtout qu’à part ce magicien à la manque il n’avait personne dans ce pays dont il ne savait rien, et aucune envie de se brouiller avec son unique compagnon.
Sans un mot, ils reprirent leur voyage.
À mesure que l’après-midi s’écoulait, les brumes semblaient peser plus lourd sur la région. Le jour baissait, les ombres formaient des taches obscures, et la couleur des champs, des prés, des forêts et des lacs avait perdu toute luminosité. L’air était tout à coup menaçant comme si un orage approchait, ce qui n’était manifestement pas le cas. Le soleil brillait toujours, aucun souffle n’agitait les feuillages. Une nouvelle lune flottait sur l’horizon, récemment sortie des limbes.
Ben en était toujours à se demander dans quel pétrin il s’était fourré. Il était de plus en plus clair que Landover n’avait rien de la mise en scène annoncée par Miles Bennett. La magie de Questor n’était pas du style lapin dans le chapeau, mais ressemblait plutôt à ce qu’on trouvait dans les revues de science-fiction à bon marché. Le coup de la table et du festin aurait laissé Miles comme deux ronds de flanc ! Comment était-il possible de faire ainsi apparaître des choses s’il n’y avait pas de véritable magie derrière ?
Malheureusement, c’était là le revers de la médaille. Landover n’était ni en Virginie, ni en Amérique du Nord, ni ailleurs sur la Terre. Landover était un monde tout à fait à part, et Ben avait franchi une quelconque frontière spatio-temporelle pour l’atteindre.
C’était à la fois passionnant et terrifiant !
Il l’avait cherché, évidemment. Il s’était porté acquéreur en pleine connaissance de cause : il achetait un royaume magique, ou plutôt le trône d’un royaume magique. Mais il n’avait jamais cru que cela fût possible. Il n’avait jamais imaginé qu’il trouverait exactement ce que le catalogue et le vieux Meeks avaient promis.
Tout à coup, il pensa à Annie et regretta qu’elle ne fût pas là avec lui. Elle aurait su lui faire accepter ce qui lui arrivait. Mais elle n’était plus, et c’était justement pour cette raison qu’il était venu. Landover était l’échappatoire à ce que la perdre lui avait coûté.
Il secoua la tête d’un air de reproche. Allons, il devait absolument garder à l’esprit qu’il avait rejoint ce nouvel univers pour refaire sa vie, laisser le passé en arrière, trouver une existence différente de ce qu’il avait toujours connu. Son intention était de couper les ponts, de repartir de zéro. Dans de telles conditions, il était idiot de se plaindre d’avoir obtenu exactement ce qu’il désirait.
Il se mit à étudier le paysage. En posant la course du soleil pour un critère adéquat, ils se dirigeaient vers l’est. La partie sud de la vallée était constituée de lacs et de rivières, l’Est d’un désert de broussailles, le Nord de collines et l’Ouest de bois touffus. Le centre de la vallée était formé de plaines verdoyantes, de champs et de prairies. On y voyait également des châteaux forts ; leurs tours étaient visibles à travers la brume. Au nord-ouest se trouvait une cuvette obscure et profonde, une dépression où brumes et ombres concentrées formaient comme une soupe fumante. Tout ceci, Ben le vit au cours de la descente depuis le pré où Questor Thews l’avait trouvé. Ce fut en arrivant dans la vallée qu’il aperçut ses premiers sujets.
Ils n’étaient qu’une poignée de personnages d’assez triste figure : des fermiers accompagnés de leur famille, des bûcherons et des chasseurs, quelques colporteurs chargés de marchandises, et un unique cavalier portant une oriflamme héraldique. À part ce cavalier, tous avaient un aspect des plus misérables. Ils portaient de méchants vêtements, leurs outils et leurs charrettes étaient mal tenus, leur bétail efflanqué. Quant aux bâtiments, ils avaient connu des jours meilleurs et manquaient de l’entretien le plus élémentaire. Chacun semblait épuisé.
Questor Thews ne fit aucun commentaire.
Vers le milieu de l’après-midi, l’enchanteur signifia à Ben de prendre le chemin du Nord. Devant eux s’étendait une série de collines boisées, qu’ils traversèrent en silence, suivant avec attention le chemin ombragé par les branches et les feuilles. Ils étaient loin au nord de la région de rivières que Ben avait vue plus tôt, mais soudain apparut entre les arbres un réseau de lacs et de mares. De petites étendues d’eau sombre renvoyaient la lumière tamisée du soleil en éclairs brillants. Ben promena son regard alentour avec appréhension. Il y avait dans ce bois une atmosphère qui rappelait le monde des fées.
Ils gravirent une haute crête qui dominait la cime des arbres, et Questor fit signe à Ben de s’arrêter.
— Regardez là-bas, dit-il en tendant le doigt.
Ben obéit. À plusieurs kilomètres, encerclée d’arbres, de brume et d’ombres, se trouvait une clairière baignée de lumière. Elle brillait de couleurs comme un arc-en-ciel, et il semblait que des drapeaux flottaient doucement dans la brise forestière, qui ne montait pas jusqu’au talus où se tenait Ben.
— Voici le Cœur, Noble Seigneur. C’est là que vous serez couronné roi de Landover dans quelques jours, lorsque votre arrivée aura été proclamée. Tous les rois de Landover ont été couronnés là, depuis la création du royaume.
Ils demeurèrent sur le promontoire pendant encore quelques instants, les yeux tournés vers ce petit point de lumière perdu au milieu du brouillard et de l’obscurité. Ils ne parlèrent pas.
Puis Questor fit demi-tour.
— Venez, Noble Seigneur. Votre château n’est plus très loin.
Ben le suivit docilement.